Pourquoi j'ai arrêté l'informatique et la protection des données
À l'été 2022, j'ai décidé de chercher d'autres voies que celles de l'informatique et de la protection des données, dernière spécialité acquise depuis 2017. Cette décision n'a pas été simple tant mon parcours professionnel, personnel, citoyen est emprunt de mon expérience dans ce domaine. Elle n'est pas non plus assurée, car on ne se libère pas "comme ça" d'une expertise aiguisée en plus de 20 ans.
Je vais commencer par rappeler mes raisons pour ce métier-passion. Je continuerai par tracer les contours de cette décision de rupture. Enfin, j'essaierai de donner des perspectives à cette décision, ce qui m'aurait permis de ne pas la prendre, ce qui fait qu'on ne "perd" pas un métier.
Voici le grand bain dans lequel j'ai plongé dès que j'ai appris à lire et écrire.
Sommaire
Les raisons de ce métier-passion
J'ai appris à lire de deux manières, qui n'en sont en fait qu'une seule. Déjà commençons par le fait que je suis né en 1981, c'est à dire à l'orée de l'aire du numérique, encore bien avant les premiers réseaux informatiques. Dès 1983-85, je suis les lectures de mes parents au mot-à-mot, ce qui m'imprègne progressivement des lettres et des mots. En 1984, un Hector (ersatz de Commodore) entre dans notre salon, avec notre TV en noir-et-blanc que nous garderons jusqu'en 1996. Sur ce proto-ordinateur, je vois mon père pianoter, écrire, programmer. Il nous développe par exemple des jeux de géographie. On insère une K7 audio, on tape "load" dès que la machine est lancée. Cela lance la lecture de la K7 et charge un programme en mémoire. J'imite mon père très rapidement et, vers 3 ans, je me lance dans l'écriture et la programmation, d'un même bon : "load" sur un clavier. Ce fut mon premier mot écrit, et par là même, ma première instruction logicielle donnée à un ordinateur.
Ensuite, je place l'informatique dans l'arrière-plan de mon quotidien : toujours présente, mais aussi toujours complémentaire d'autres activités. Vers la fin du lycée, j'aspire à devenir entraîneur professionnel de handball, un sport qui n'offre presque pas d'opportunités à l'époque. Mes parents me proposent une sorte de contrat : je fais deux années d'études en dehors du sport, et ensuite ils me permettent une année d'études pour aller vers l'entraînement de hand. Je suis finalement pris en dernier sur la liste d'attente à l'IUT de Nantes, en informatique, trois jours après le début de l'année. Voilà une ligne tracée. Je ferai finalement trois années d'études initiales en informatique, pris de passion par cette matière qui n'existe pas (encore) pour elle-même, qui doit amener à toucher à tout.
Durant ces années d'études, je me plonge dans les logiciels libres. Ils me font découvrir la notion de commun, au cœur du prix Nobel d'économie décerné à Elinor Ostrom. Ceux-ci m'amènent à ouvrir le sujet vers l'usage des terres, la production alimentaire, l'énergie, l'eau, l'air, le climat... et ils m'amènent vers la lutte, et me ramènent vers l'écologie pour laquelle j'ai été instinctivement sensible dès mon plus jeune âge. Ils m'apprennent aussi l'autogestion, le travail collaboratif, l'approche systémique, etc. Si on m'a souvent dit que l'informatique avait globalement 7 années d'avance sur les autres métiers, avec le recul il est certain que j'ai appris nombre de méthodes, de techniques et de manière de regarder le monde, souvent en avance de phase sur l'air du temps, me mettant souvent en difficulté... J'ai aussi appris à hacker le système par moi-même et collectivement : il est possible de reprogrammer le monde avec une pincée d'intelligence, beaucoup de l'audace et une bonne organisation.
Bref, durant 15 ans, j'ai programmé, administré des systèmes et des réseaux informatiques, hacké les systèmes à ma charge, craqué parfois ceux de tiers, contribué à des collectifs de travail, créé et géré durant 12 années une coopérative qui est allée jusqu'à 15 salariés, appris le rapport de force capital-travail... Ça m'a aussi permis de passer un diplôme d'ingénieur sans avoir à remettre les pieds dans une salle de classe ou dans un amphithéâtre, chose impensable tellement j'ai eu l'impression d'y perdre mon temps.
Sans prendre d'avance sur le prochain chapitre, cette course folle m'a usée. J'ai alors profité d'une loi Européenne en devenir pour faire évoluer mon parcours de manière assez profonde. Le Règlement Général sur la Protection des Données (le RGPD) couvre un domaine que j'estime essentiel pour la vie en société : la vie privée, la liberté de pensée, la régulation de l'oppression des forces économiques et publiques, etc. J'en ferai mon métier durant presque 5 ans, avec la cybersécurité, sa petite sœur.
Les contour d'une rupture
Un rapport physique
Être humain, c'est exister dans son corps, dans son esprit / son âme, et dans son milieu.
Si mon métier m'a permis de développer grandement mon esprit, de nourrir ma curiosité et ma connaissance de nombreux domaines, il a fait porter à mon corps un certain nombre de stigmates. Mes yeux ont perdu de leurs qualités, et ma vision perd en acuité de manière linéaire depuis 20 ans. Mon dos a vieilli, malgré mes efforts sportifs, de positions assises prolongées. En quelques semaines après avoir changé d'activité quotidienne, j'ai perdu 2kg sans rien changer du reste de mon mode de vie, mes tendons d'Achille qui me font souffrir depuis 5 ans à la moindre effort sportif prolongé ont repris toute leur vigueur.
Un milieu
Le temps passe, et la connaissance progresse sur nos milieux, les enjeux climatiques et écologiques. Depuis mon premier emploi, ma première action politique, j'ai toujours cherché à impacté mon monde, à le hacker pour un avenir vivable pour le plus grand nombre. Mais le monde immatériel n'est plus à la hauteur des enjeux auxquels nous sommes confrontés. L'état actuel du monde et des milieux est tel que je ne peux constater non seulement l'échec extrême des "boomers" mais également, maintenant que j'ai passé plus de 40 années sur cette Terre, mon propre échec. L'impact n'a pas été suffisant.
Je considère qu'il est temps d'augmenter encore mon impact sur le monde. Nous avons dépassé l'équilibre planétaire pour l'eau douce, nous partons sur une perspective de +3°c au moins, alors que l'expérience de +1°c a déjà été douloureuse cet été 2022. L'informatique est plus source de dégâts que de solutions, voire même simplement d'inspiration pour la suite, bien que je continue à écrire ces lignes sur un site web.
Des objectifs spécifiques en échec au moins partiel
Mon parcours dans l'informatique s'est inscrit dans un premier objectif : celui de faire vaincre le commun du savoir numérique sur la privatisation des connaissances. J'ai contribué (à mon échelle) à la victoire contre les brevets logiciels, et maintenant les logiciels libres ont parfaitement épousé le monde capitaliste. Et pour cause : la principale source de richesse n'est plus, comme dans les années 1990-2000, l'algorithme, le logiciel ; leur carburant est devenu la principale richesse, la data, et la donnée personnelle (ou son dérivé, la donnée collective). Cette victoire en demie-teinte des logiciels libres m'a donc laissé un goût amer.
La mutation de mon engagement en faveur de la protection des données personnelles n'a pas été naïf. J'ai très tôt compris qu'il s'agissait à la fois d'un rouage essentiel du capitalisme numérique, et à la fois que c'était l'arbre qui cachait la forêt (les données collectives, qui permettent de déterminer des populations, des tendances, des moyens statistiques d'anticipation et de modelage des populations). Le RGPD a semblé pour moi être une pièce maîtresse pour désarmer cette mécanique de domination par les "puissants". En creusant, j'ai alors compris par où le ver avait pénétré : par notre naïveté et par notre flemme intellectuelle collective d'une part ; et par le fait que le législateur était lui-même le principal "puissant" dans cette affaire.
Plusieurs événements ont mis cette situation en lumière à mes yeux, et en particulier : les décrets Darmanin de décembre 2020 ; le Health Data Hub qui héberge les données cruciales de santé des français⋅es est autorisé à contourner sans vergogne l'arrêt Schrems II de la plus haute juridiction Européenne (la CJUE). Le ver est dans le fruit.
En parallèle, je suis amené à travailler avec des organisations qui visent une certification, une bonne note, sans en comprendre les fondements, ni vouloir y consacrer l'énergie nécessaire ; qui se foutent totalement de la protection des données et qui ne viennent vers moi que sous la contrainte ; qui aimerait bien faire les choses proprement mais qui n'ont aucun moyen pour cela. En gros, je brasse du vent, pour rester poli. Ce n'est pas avec ce niveau d'ambition et d'audace que j'aurais contribué à réduire le nombre d'exilés, d'ultra-précaires, d'espèces éteintes, de populations décimées, de terres mortes, et de territoires inhabitables.
Voilà les nombreuses raisons pour lesquelles il était temps, pour moi en tant que vivant, d'envisager d'autres façons d'"être au monde"... et en bon informaticien que je resterai, c'était urgent.