Monsieur le Ministre parle au peuple (pièce en un acte)

De e-glop

source: http://www.editions-zones.fr/spip.php?page=lyberplayer&id_article=145

Auteur : commission électorale de la CDUnote.

Relecture et correction : Sonja Brünzels et Luther Blissett.

Jeu et mise en scène : université populaire de communication-guérilla.


Scénographie

Vendredi, 18 heures, n’importe où en Allemagne, n’importe quand au début des années 1990. Une salle équipée de verrières sur les côtés. Environ cent cinquante chaises ont été placées autour d’un couloir central. Sur la scène, une tribune d’orateur équipée d’un microphone et d’une table. Derrière la table, trois chaises. Sur la table, une bouteille d’eau et des verres. Des deux côtés de la scène, des bouquets de fleurs et d’autres chaises. Au fond de la salle, un microphone sur pied pour le public.


Premier rôle

L’homme politique (en l’occurrence, le ministre fédéral de la Défense).


Seconds rôles

La députée de la circonscription. Le responsable local de la CDU.

Les garants de la sécurité publique (des hommes surentraînés en tenue civile, qui veillent à l’intégrité physique de Monsieur le Ministre ; une poignée de gardiens de l’ordre en uniforme, mais version « cool », sans casques ni matraques ; quelques agents de sécurité bénévoles fournis par la cellule locale du parti).


Le public

Des membres des Jeunesses de la CDU, fraîchement rasés, cheveux courts, visage laiteux et costard cravate. Des notables du parti. Des hommes politiques locaux de différentes obédiences, eux en costume, leurs épouses en tailleur. Des citoyens friands d’informations. Quatre soldats. Le photographe du village équipé d’un énorme appareil photo et flanqué d’un agent de sécurité. Une jeune femme séduisante, habillée superchic. Un petit groupe de jeunes, dont la tenue endimanchée est mal assortie à leur coiffure extravagante. Une femme sensible d’âge moyen, vite lassée du spectacle.

Le couple Schulz : Mme Schulz est vêtue d’un ensemble que l’on dirait composé à partir des surplus d’un fripier. M. Schulz porte un costume passablement élimé et une cravate – cheveux rares et courts, paire de lunettes, regard coléreux.

Le couple Schmidt : Mme Schmidt en tailleur beige, cheveux courts soignés, maquillage discret. M. Schmidt en costume passablement déformé de premier communiant, taille 54, lunettes en écaille.


La pièce originale

Un meeting de campagne parfaitement normal. Les portes s’ouvrent, les spectateurs font leur entrée, se saluent, bavardent. Peu à peu, la salle se remplit. La sécurité s’affaire à sécuriser. La première rangée est réservée, la salle est pleine. Attente, toussotements, murmures étouffés. Monsieur le Ministre pénètre dans la salle, accompagné de Monsieur le Responsable local et de Madame la Députée. Dans leur sillage, des messieurs portant des serviettes en cuir. Les trois personnalités montent sur la scène et s’installent à la table tandis que leur suite se répartit les chaises libres de la première rangée. Silence. Tous les regards convergent vers l’avant. Le responsable local salue le public, les huiles et le ministre, gratifiant ce dernier de ses remerciements appuyés. Il souligne l’importance du dialogue avec les citoyens et encourage le public à poser des questions une fois le discours achevé. Il passe la parole au ministre, puis se rassoit. Applaudissements polis.

Monsieur le Ministre monte à la tribune. Applaudissements plus chaleureux. À cet instant, quelques trouble-fête se font entendre dans la salle, mais leur expulsion s’effectue sans tarder et sans grabuge. Le discours commence. Trois quarts d’heure plus tard, le ministre a fini sa démonstration. Applaudissements chaleureux. Le ministre se rassoit. Le patron local du parti peut alors lui exprimer sa gratitude et déclarer le débat ouvert. Après quelques moments d’hésitation, une demi-douzaine de citoyens se relaient au microphone pour formuler brièvement leurs questions. Un technicien accourt de temps en temps pour régler des problèmes de son. Le ministre répond à toutes les questions avec précision et compétence. La séance dure une demi-heure, après quoi c’est à la députée de prendre la parole. Elle regrette que l’heure soit déjà si avancée et prend congé en remerciant toutes les personnes présentes, et surtout Monsieur le Ministre, que nous remercions tout particulièrement. L’assistance, satisfaite, quitte la salle en bon ordre.


La pièce revue et corrigée

Tout se déroule comme d’habitude, le remplissage de la salle, l’entrée en scène des protagonistes. Quelque vingt-cinq spectateurs piaffent d’impatience, ce que, fort heureusement, personne ne remarque. Au moment où le responsable local se dirige vers la tribune et que se fait un silence religieux, une femme se lève : « On étouffe ici, dit-elle, il faudrait ouvrir les fenêtres. » « Les gens n’ont qu’à éteindre leur cigarette ! » s’énerve quelqu’un dans la foule alors que personne ne fume. Un bénévole se précipite pour entrouvrir les fenêtres, sous les applaudissements du public. Le problème ayant été réglé à la satisfaction générale, le responsable local de la CDU peut enfin saluer l’assistance et célébrer l’âge d’or qui commence : « Le communisme, c’est fini ! » Cette sentence déclenche une très longue et très bruyante salve d’applaudissements. Lorsqu’il peut enfin reprendre la parole et la céder au ministre, une femme assise près de la fenêtre l’interpelle au passage : « S’il vous plaît, il y a des courants d’air ! » Murmures approbateurs dans la salle. Un bénévole ferme aussitôt la fenêtre, annonçant la montée du ministre à la tribune. Applaudissements. Le ministre remercie son public. Applaudissements plus forts. Le ministre remercie à nouveau, sur quoi les applaudissements redoublent de vigueur. Le ministre cesse enfin de dire merci, les applaudissements s’arrêtent. Il commence son discours, mais il n’a pas terminé sa première phrase que déjà c’est l’ovation, délirante et interminable. Exaspéré, le ministre demande au public de cesser d’applaudir car il voudrait commencer son discours. Les applaudissements refluent et le ministre évoque l’action courageuse des troupes allemandes. Cette fois, pas d’applaudissements.

Il y a quelque chose qui ne tourne pas rond dans le comportement du public. Chaque fois qu’un spectateur manifeste son approbation par des applaudissements timides, d’autres s’y mettent aussi et applaudissent à tout rompre. C’est vrai surtout quand le ministre s’engage dans des considérations particulièrement ennuyeuses : chacune d’elles, et elles sont nombreuses, récolte automatiquement des explosions de joie, qui durent juste assez longtemps pour embarrasser l’orateur, mais pas assez pour motiver une accusation de sabotage. Quelques spectateurs font néanmoins entendre leur mécontentement : « Les gens devraient arrêter d’applaudir, on est là pour écouter Monsieur le Ministre, pas pour taper dans les mains ! » L’intéressé, qui ronge son frein, semble partager ce point de vue. Parmi les messieurs importants du premier rang, certains sourient du coin des lèvres. L’ambiance devient houleuse. Ici et là fusent des « Silence ! » qui ne contribuent pas à dissiper la confusion. Alors que plusieurs jeunes persistent à applaudir avec enthousiasme, le colérique M. Schulz s’emporte et invective les gêneurs. Son voisin tente de le raisonner : « Arrête, espèce d’idiot, sinon c’est toi qui vas déranger tout le monde ! » M. Schulz ne l’entend pas de cette oreille, mais son épouse finit par le calmer. Quelques sièges plus loin, M. Schmidt desserre son nœud de cravate et s’écrie à la cantonade : « C’est la faute à la télévision ! » Il faudra soixante minutes au ministre pour venir à bout de sa démonstration. Il sera peu applaudi, le public s’étant lassé de lui témoigner son affection.

On en vient au « débat ». Une longue file d’attente trépigne derrière le micro. Un membre des Jeunesses de la CDU pose une courte question à propos des responsabilités de l’armée fédérale. Le ministre lui répond avec précision et compétence. Puis une femme l’interroge sur la notion de « crise » mentionnée dans son discours. Elle a une théorie à ce sujet : c’est souvent en début d’année que les couples se séparent. En tant qu’expert des situations de crise, Monsieur le Ministre peut-il nous donner son point de vue ? L’intéressé se concentre pour répondre avec humour, mais sa tentative se révèle peu concluante. C’est maintenant au tour de la jeune femme séduisante et superchic de s’emparer du micro. Elle se fait bien du souci quant à l’avenir de nos troupes, qui ne trouvent plus à recruter en raison d’une natalité dramatiquement trop faible. Aussi propose-t-elle que les députés célibataires du Bundestag donnent leur sperme inutile à une banque prévue à cet effet, afin de garantir le renouvellement générationnel de nos soldats. Un membre de la sécurité se précipite sur la présumée provocatrice pour l’expulser. Elle a pourtant un bras dans le plâtre. Une dame d’allure respectable s’en émeut et prend la défense de la victime.

C’est alors que M. Schmidt bondit de sa chaise et vocifère de plus belle, le visage cramoisi : « C’est la faute à la télévision ! » Un membre de la sécurité le prie craintivement et fort poliment de quitter la salle. Il n’en faut pas plus à Mme Schmidt pour glapir d’un ton hystérique : « Pas de violence ! Nous vivons en démocratie tout de même ! » L’agent capitule et court se mettre à l’abri. Quelqu’un réclame la réouverture de la fenêtre. Le public tente de restaurer un semblant de calme dans ses rangs, mais rien ne semble pouvoir freiner le chahut. Désorientée, la femme sensible d’âge moyen rate son intervention au micro, mais personne ne s’en rend compte. Les quatre militaires se consultent et analysent la situation en termes professionnels : « Qui est l’ennemi, qui en fait partie ? »

À la tribune, le ministre est en train de perdre sa contenance : « Vous devriez au moins avoir le courage de débattre ! » crie-t-il à l’intention d’on ne sait qui. Il prévient qu’il ne répondra dorénavant plus qu’à des questions sérieuses. Un jeune homme d’allure tout à fait sérieuse – malgré ses cheveux longs – s’avance alors pour lui poser une question incohérente et fort compliquée, tenant en une seule phrase très longue, d’où émergent les mots « élargissement de l’Otan » et au moins dix-sept pays ex-soviétiques dont nul n’a jamais entendu le nom. Après quelques secondes d’hésitation, le ministre choisit de répondre à la question avec précision et compétence et fait donc état de réflexions sérieuses et importantes menées à ce sujet. Personne n’a rien compris. Un blanc-bec en costume et cravate bégaie une question maladroite sur l’engagement des troupes allemandes en Somalie. C’en est trop pour le ministre, qui hurle : « Assez de ces questions sans queue ni tête ! » Les Jeunesses de la CDU viennent de perdre une recrue.

Après une heure de « débat », la députée peut enfin prendre la parole. Elle déplore que les sympathiques habitants de cette jolie bourgade aient vu leur soirée gâchée par une poignée de vauriens venus d’on ne sait où. Le ministre quitte dignement la salle tandis que résonnent en chœur slogans et chansons : « Nous sommes le peuple, tu es le chef ! C’est Gugusse avec son violon qui fait danser les filles, qui fait danser les filles ! » Après quoi tout le monde se retrouve à l’extérieur pour le rendez-vous traditionnel avec le photographe du village.


Épilogue

Dans les jours qui suivent, plusieurs articles de presse rapportent avec indignation le dommage infligé à la région et au parti par quelques énergumènes hostiles à la démocratie. Les photos montrent l’expression traumatisée du ministre au moment du « débat », accompagnées de légendes non dépourvues d’ironie quant au préjudice moral qu’il a subi dans cette affaire. De son côté, la députée CDU dénonce le comportement indigne des jeunes militants du SPDnote local, dont la culpabilité ne fait aucun doute pour elle : les concurrents de la CDU seraient venus gâcher la fête pour favoriser la prochaine candidature de leur propre leader…

Des camarades de la gauche radicale, qui n’étaient pas présents au meeting, prennent à partie deux ou trois connaissances qu’ils soupçonnent d’être impliquées dans les incidents. Et ils leur administrent un sermon : « Vous auriez dû argumenter, vous avez raté une occasion de critiquer la politique du gouvernement, vous vous êtes compromis dans une action agressive et apolitique. » D’autres camarades, qui étaient présents sur les lieux, se montrent en revanche ravis.


Que s’est-il passé ?

Selon le modèle en vigueur, un meeting politique est considéré comme réussi quand la vedette du jour a pu exposer son programme et étancher la soif d’information des citoyens. De ce point de vue, chaque version de la pièce présentée ci-dessus est un succès : dans un cas comme dans l’autre, le ministre a pu délivrer à son public les informations qu’il attendait. Pourtant, ainsi que toutes les personnes présentes sur place pourraient le confirmer, la version corrigée diffère nettement de la version originale. Pour comprendre en quoi consiste cette différence, il faut étendre la notion de communication au-delà du seul champ de l’« information ».

La situation créée par une réunion politique s’appréhende mieux si l’on tient compte de la grammaire culturelle qui préside à sa mise en scène. En effet, la signification d’un rituel de ce type réside moins dans le contenu des arguments énoncés à la tribune ou dans la salle que dans leur chorégraphie, c’est-à-dire dans la répartition des rôles confiés aux participants : qui a le droit de se faire entendre et à quel moment ? La grammaire culturelle sert à résoudre ces questions, non de façon tyrannique, mais par la mise en place d’un dispositif apparemment rationnel : agencement de la salle, disposition des sièges, distribution des temps de parole, etc. C’est là que réside la parenté entre un meeting politique et un office religieux : dans un cas comme dans l’autre, il ne s’agit pas tant de diffuser un message que de contribuer à la normalisation des rapports de pouvoir entre, d’un côté, l’expert/homme politique/prêtre et, de l’autre, le citoyen/usager/croyant. Une savante liturgie règle la séance jusque dans ses moindres détails.

Parce qu’elle demeure invisible en tant qu’instrument de pouvoir, la grammaire culturelle s’impose avec une efficacité rarement prise en défaut. Consentir au « débat », fût-ce pour « critiquer le gouvernement », revient par conséquent à légitimer le dispositif et à accepter le rôle assigné à chacun dans le cadre du rituel. Il serait naïf de croire qu’un argument émis depuis la salle pourrait infléchir le jugement du maître de cérémonie. Celui-ci en tirera au contraire prétexte pour peaufiner sa démonstration et exhiber la posture avantageuse du démocrate épris de tolérance et de pluralisme. Énoncée dans le cadre du « dialogue avec les citoyens », même la critique la plus cinglante du gouvernement ne sert en fin de compte qu’à renforcer la hiérarchie inscrite dans la grammaire culturelle.

Ébranler la structure du pouvoir suppose d’en miner les fondations. Chacun le sait, le public d’un meeting n’est autorisé à prendre la parole qu’à certains moments, sous certaines conditions et dans un certain but. Il peut poser des questions et même se préoccuper de son propre bien-être (personne ne doit avoir froid ou respirer la fumée de son voisin), puisque tout citoyen qui se respecte porte sa part de responsabilité dans le bon déroulement de la soirée. C’est pourquoi il est en droit d’exiger que tout gêneur soit promptement expulsé. Bien entendu, il s’agit là de droits annexes, le plus notable consistant à jouir de la présence d’un orateur célèbre. D’où la configuration de la salle, aménagée de manière à ce que l’attention du public se focalise sur la tribune. Il suffit alors que les spectateurs se mettent à parler entre eux pour que le désordre s’insinue.

Le meeting commence à dérailler quand les accessoires de la représentation deviennent plus intéressants que la représentation elle-même. Par exemple, quand des spectateurs – à l’instigation de quelques séditieux déguisés en notables – prêtent une attention plus soutenue à la qualité de l’air ou à l’attitude de leurs voisins qu’à la tête d’affiche qui s’agace à la tribune. Une fois semée la graine de la discorde, rien ne peut l’empêcher de germer et de donner quelques fruits. Car les membres du public sincèrement intéressés par le discours ministériel auront beau tenter de rétablir l’ordre, leurs interventions ne feront qu’amplifier la pagaille.

Évidemment, des contestataires identifiables comme tels se prêteraient mal à ce travail de sape, car leur présence et les moyens d’y riposter ont été prévus par les organisateurs. Ce que ces derniers ne peuvent prévoir, en revanche, c’est la métamorphose de citoyens ordinaires en perturbateurs acharnés. À mesure que s’accroît la difficulté de distinguer les vrais des faux trouble-fête, le chaos enfle irrémédiablement. Les spectateurs « authentiques » se retrouvent alors piégés dans une situation qui ne leur laisse pas d’alternative satisfaisante : soit ils décident d’agir en « gens civilisés » et de participer aux controverses bouffonnes (faut-il ou non ouvrir les fenêtres ?), auquel cas ils aggravent le désordre, soit ils en appellent à l’autorité et réclament l’expulsion des trublions – mais lesquels ? Comment être sûr qu’on ne jettera pas à la porte quelques braves électeurs et électrices du parti en place ?

Le jeu qui consiste à déplacer l’attention générale du podium vers la salle poursuit deux objectifs : gêner le déroulement de la manifestation, bien sûr, mais aussi ébrécher le consensus de la grammaire culturelle. En chahutant le programme, en déréglant la boussole du « débat » et en ridiculisant le dispositif de la parole légitime, on démasque l’imposture tout en lui opposant une critique robuste. Au lieu, en effet, d’organiser leurs propres réunions d’information, les « guérilleros de la communication » préfèrent utiliser ce qui existe pour mettre en scène ce qu’ils ont à dire. Il est vrai que nos succès – si succès il y a – n’apparaissent jamais au grand jour. Mais, comme le montre partout la grammaire culturelle, l’efficacité requiert parfois une certaine invisibilité. Le dérèglement que nous produisons ne donne pas lieu à des dissertations médiatiques, il n’a de valeur que dans une situation donnée et pour les personnes concernées. Il n’agit pas au niveau théorique, mais sur le terrain émotionnel, raison pour laquelle son impact ne saurait être sous-évalué : il permet à l’assistance de jeter un autre regard sur cette chose appelée « meeting politique » et de s’en souvenir peut-être en d’autres circonstances.